Pas ma tasse de thé
Pérégrinations à travers le monde
et appartements de passage m’ont conduite à un sombre constat pour lequel je
crée – uniquement pour ce texte – deux néologismes : « l’airbnbsation »
et « l’ikéisation » (1) des lieux de vie du monde occidental… jusque
dans les tasses de thé.
A chaque nouvelle étape, j’ouvre
les tiroirs de la nouvelle cuisine pour découvrir dans quelles tasses je vais
pouvoir préparer mes beaux thés, compagnons de voyages réconfortants. Or, logement
après logement, continent après continent, je tombe avec déception sur le même
objet suédois, morne, blanchâtre, épais, sans charme ; même ici, à Valence
(Espagne) où je séjourne aujourd’hui, berceau d’une longue tradition de production
de céramique et de porcelaine, ville
de la célèbre maison Lladró.
La vision de ce mug suédois a
fini par me déranger. Peut-être parce qu’il n’exprime rien si ce n’est la
banalité morose de la production de masse, voire le visage totalitaire de la
consommation mondialisée qui impose ici et là les mêmes formes, les mêmes
matières, les mêmes objets, les mêmes meubles… les mêmes messages… une sorte de
nouvelle esthétique, comme Orwell parlait de la « novlangue ».
A travers le choix d’une tasse ou
de n’importe quel autre objet que l’on propose à son invité, que l’on achète
pour soi, on acquiert une histoire : une fine tasse anglaise bordée d’or
parlera de blend, breakfast, de high tea, un bol en raku imparfait fera surgir une matière, des
couleurs, des formes lointaines et attirantes qui nous emmènent loin, la
simplicité d’une tasse en verre laissera transparaître les nuances de la
liqueur du thé, un gros mug américain nous parlera de l’Amérique qui aime
consommer grand …
Forme et fond sont indissociables
et l’eau n’a pas le même goût quand elle est bue dans un contenant en plastique
ou dans un joli verre. De même un thé
de qualité épousera avec grâce les formes d’une tasse adéquate mais se noiera dans la
laideur.
L’esthétique transmet une
histoire, un passé, une culture, des traditions, une vision du monde.
J’ai fini par m’acheter deux
élégantes tasses de porcelaine blanche, aux lignes gracieuses et arrondies, que
j’emballe dans du papier bulle quand je suis sur la route.
Notes :
(1) J’entends d’ailleurs ces
jours-ci à la radio parler de la publication de Désir d’Ikéa, le bonheur en pièces détachées, par le journaliste
Samuel Doux. On peut lire aussi l’article du Monde sur le fondateur de l’enseigne
suédoise.
Illustrations : j'ai choisi, pour illustrer ce texte, des objets de la splendide collection Chitra