Pas ma tasse de thé



Pérégrinations à travers le monde et appartements de passage m’ont conduite à un sombre constat pour lequel je crée – uniquement pour ce texte – deux néologismes : « l’airbnbsation » et « l’ikéisation » (1) des lieux de vie du monde occidental… jusque dans les tasses de thé. 
 
Bol Satsuma, Japon, env. 1890, Collection Chitra
A chaque nouvelle étape, j’ouvre les tiroirs de la nouvelle cuisine pour découvrir dans quelles tasses je vais pouvoir préparer mes beaux thés, compagnons de voyages réconfortants. Or, logement après logement, continent après continent, je tombe avec déception sur le même objet suédois, morne, blanchâtre, épais, sans charme ; même ici, à Valence (Espagne) où je séjourne aujourd’hui, berceau d’une longue tradition de production de céramique et de porcelaine, ville de la célèbre maison Lladró.
 
Tasse et coupelle, Angleterre, 1900-1920, collection Chitra
La vision de ce mug suédois a fini par me déranger. Peut-être parce qu’il n’exprime rien si ce n’est la banalité morose de la production de masse, voire le visage totalitaire de la consommation mondialisée qui impose ici et là les mêmes formes, les mêmes matières, les mêmes objets, les mêmes meubles… les mêmes messages… une sorte de nouvelle esthétique, comme Orwell parlait de la « novlangue ».
 
Boîte à thé, Russie 1908-1917, collection Chitra
A travers le choix d’une tasse ou de n’importe quel autre objet que l’on propose à son invité, que l’on achète pour soi, on acquiert une histoire : une fine tasse anglaise bordée d’or parlera de blend, breakfast, de high tea, un bol en raku imparfait fera surgir une matière, des couleurs, des formes lointaines et attirantes qui nous emmènent loin, la simplicité d’une tasse en verre laissera transparaître les nuances de la liqueur du thé, un gros mug américain nous parlera de l’Amérique qui aime consommer grand … 
 
Théière de Yixing, Chine, env. 1790, collection Chitra
Forme et fond sont indissociables et l’eau n’a pas le même goût quand elle est bue dans un contenant en plastique ou dans un joli verre. De même un thé de qualité épousera avec grâce les formes d’une tasse adéquate mais se noiera dans la laideur.

L’esthétique transmet une histoire, un passé, une culture, des traditions, une vision du monde.

J’ai fini par m’acheter deux élégantes tasses de porcelaine blanche, aux lignes gracieuses et arrondies, que j’emballe dans du papier bulle quand je suis sur la route.

Notes :
(1)  J’entends d’ailleurs ces jours-ci à la radio parler de la publication de Désir d’Ikéa, le bonheur en pièces détachées, par le journaliste Samuel Doux. On peut lire aussi l’article du Monde sur le fondateur de l’enseigne suédoise. 

Illustrations : j'ai choisi, pour illustrer ce texte, des objets de la splendide collection Chitra